20 Juin 2009
Avec Kim Bodnia, Zlatko Buric, Mads Mikkelsen, Laura Drasbæk, Slavko Labovic, Peter Andersson, Vanja Bajicic, Lisbeth Rasmussen ...
Il aura fallu presque dix ans pour que le premier volet de la trilogie Pusher débarque enfin en France. Sorti en 1996 dans son Danemark d'origine, le long-métrage de Nicolas Winding Refn s'attache à décrire une semaine capitale dans la vie d'un petit dealer de Copenhague. Lorsque l'on fait la connaissance de Frank, le principal protagoniste de l'histoire (qu'interprète un sosie danois de Tom Sizemore épatant nommé Kim Bodnia), celui-ci a tout de la petite frappe minable aspirant à un meilleur avenir comme il en existe tant dans le cinéma moderne. Mais s'il évoque un peu le Tony Montana immortalisé par Al Pacino dans le fameux Scarface, Nicolas Winding Refn va vite s'éloigner de ce modèle en proposant une tranche de vie sur la petite criminalité à des lieues du faste et de l'opulence du long-métrage de Brian De Palma ; et encore plus de la vision fantasmée des grandes sagas mafieuses façon Le Parrain de Francis Ford Coppola. Car si le parcours de Frank à travers la misère, la magouille et les petites trahisons rappelle forcément les habituelles figures imposées par le genre, il n'y a chez le cinéaste aucune idéalisation du banditisme. Au contraire, celui-ci semble plutôt attaché s'être à une recherche d'authenticité et de réalisme dénuée de toute glorification ; concentrant son récit moins sur le crime à proprement parlé que sur les individus qui se cachent derrière. Courant inlassablement derrière un instant de gloire éphémère qu'ils n'atteindront jamais (à la différence des success story tragiques à la Martin Scorsese et consorts où les protagonistes connaissent d'abord les joies de la richesse et du pouvoir avant que leur couronne ne tombe), les personnages resteront jusqu'au bout des minables bien loin des standards glamours et luxueux des films de gangsters traditionnels (avec comme seuls strass et paillettes ceux qui ornent le plancher souillé de clubs de strip-tease miteux). Plus loser que winner en puissance, Frank n'aura d'ailleurs de cesse de prendre les mauvaises décisions à partir du moment où l'un de ses deals tournera mal ("pusher "signifiant plus ou moins revendeur de drogue). Perdant à la fois la came, l'argent et la confiance de ses aînés, celui-ci va alors se retrouver pris au piège d'une spirale infernale l'entraînant toujours un peu plus vers son inexorable chute.
Alors que toutes les tentatives désespérées de notre antihéros échouent et qu'il s'enfonce toujours un peu plus dans la mouise, Pusher semble davantage se rapprocher des polars britanniques de Danny Boyle (Transpotting) ou de Guy Richie (Arnaques, crimes et botanique) que des grandes fresques mafieuses hollywoodiennes évoquées précédemment. Nicolas Winding Refn tinte ainsi son film d'une violence brute et crue sans rapprochant (sans pour autant tomber dans l'excès de complaisance), en même temps qu'il plonge son récit dans une douce folie amère et un second degré grinçant permettant au film de transcender la banalité apparente de son script. Outre Boyle et Richie, cette description de losers magnifiques a également des airs de Tarantino, et notamment de son Reservoir Dogs ; avec ce même amour de Nicolas Winding Refn pour le langage fleuri et les dialogues apparemment anodins, mais derrière lesquels se dissimulent des trésors d'écriture (bien que flirtant également souvent avec la vulgarité à la limite du mauvais goût, les lignes de texte de Pusher s'avèrent en effet, la plupart du temps, d'une redoutable efficacité et d'une drôlerie imparable). D'une violence rarement gratuite (et souvent lourdes de conséquences), mais assez radicale, Pusher préfère donc jouer la carte du cynisme dévastateur plutôt que de se vautrer dans une complaisance ou une tentative d'identification déplacées (même si chaque personnage est présenté en début de métrage, on remarquera que Nicolas Winding Refn prend soin de le laisser dans l'ombre). Néanmoins, si le réalisateur a l'intelligence de ne pas donner l'illusion (fortement illusoire) que la vie de ces gangsters sans avenir est enviable ou les glorifier à la manière d'un jeu-vidéo du type GTA, il parvient pourtant à les rendre sincèrement attachants et à susciter notre fascination concernant leur destinée chaotique. Ainsi, bien qu'ils soient tous corrompus jusqu'à la moelle et qu'ils agissent souvent de manière foncièrement indéfendable, on comprend les raisons qui les poussent à agir de la sorte dans ce monde dangereux profondément injuste où l'argent et le besoin viscéral de survivre nuancent grandement les notions d'amour et d'amitié (on est loin des visions de carte postale de la capitale danoise).
Absolument habités par leurs rôles et d'une rare sincérité (il faut préciser aussi que certains sont d'anciens gangsters reconvertis), les acteurs participent pour beaucoup dans la réussite du film et favorisent sensiblement le sentiment d'empathie que l'on peut éprouver pour les personnages. De ce casting exceptionnel aux visages criant de vérité, il convient surtout de souligner la performance de Kim Bodnia sous les traits du antihéros Frank. Alors même qu'une livraison ratée l'oblige à tenter les coups les plus inimaginables et foireux possibles pour rembourser la dette qu'il vient de contracter auprès d'un dangereux mafieux serbe, et qu'il s'enfonce de plus en plus dans sa propre déchéance, on ne peut qu'espérer inconsciemment qu'il s'en sorte. Même lorsque celui-ci, pris dans un accès de total désespoir, en viendra à péter littéralement les plombs (n'hésitant pas alors à douter de ses plus fidèles amis, à négliger complètement sa nana ou encore à trahir les siens), on ne peut que rester attaché à sa destinée de plus en plus incertaine. Aussi impulsif et irréfléchi que l'être en perdition incarné par Vincent Cassell dans La Haine de Mathieu Kassovitz, Frank est – à l'instar des autres personnages gravitant autour de lui – est un individu davantage pathétique que véritablement antipathique. Ce portrait saisissant, et toujours crédible, de ces âmes désespérées n'inspire ni haine, ni mépris, ni profonde compassion. Si on s'attache à eux, c'est avant tout parce que Nicolas Winding Refn a l'intelligence de nous les présenter avant tout comme des êtres humains ; avec leurs forces, leurs faiblesses et leurs lâchetés. Focalisé sur un personnage distinct dont on suit le parcours singulier (celui-ci aurait ainsi pu être sous-titré "Frank"), chaque volet de la trilogie Pusher parvient pourtant à mettre en place des personnages secondaires particulièrement charismatiques. Parmi ceux-ci, on peut citer l'excellent Mads Mikkelsen (mis à l'honneur dans le second film), l'impérial Zlatko Buric (pour sa part développé dans le troisième) et le magnétique Slavko Labovic (en homme de main savoureux que j'aurais aimé voir davantage encore). De manière générale, l'interprétation est tout bonnement irréprochable.
D'un point de vue esthétique, Nicolas Winding Refn a également essayé d'être le plus réaliste possible. Filmé majoritairement caméra à l'épaule, Pusher se rapproche assez du "Dogme" comme le conçoit des réalisateurs comme Lars Von Trier (Les Idiots) et Thomas Vinterberg (Festen). Le long-métrage de Nicolas Winding Refn se distingue ainsi par certaines des caractéristiques propres à ce mouvement cinématographique typiquement danois : caméra à l'épaule donc, mais aussi lumière et décors naturels, ou encore absence de traitement optique et de filtres spéciaux. Bien que cette économie de moyens et ce parti pris naturaliste aboutissent parfois à un rendu esthétique un peu brouillon (certains peuvent ne pas adhérer à ses plans pris à la sauvette ou à cette image un peu granuleuse), on ne peut que saluer la rigueur avec laquelle le cinéaste s'est borné à ne jamais sacrifier l'authenticité pure à l'esbroufe visuelle. En outre, avec ses choix radicaux de mise en scène qui ne se contentent pas de respecter à la lettre les préceptes édictés par le Dogme (la violence est plutôt explicite et il ne rechigne pas non plus à recourir à de régulières ellipses narratives, à quelques trucages visuels ou à introduire par moment une partition musicale extérieure à l'action), Nicolas Winding Refn crée un contraste singulier que l'on pourrait comparer aux séries télévisées les plus luxueuses de FX ou HBO (The Shield et The Wire en tête, y compris concernant la profondeur des personnages). Si le rythme de film reste parfaitement soutenu tout du long (notamment grâce à cette impression d'instants saisis sur le vif à ce découpage particulièrement nerveux), c'est davantage en accentuant le caractère oppressant et effroyablement réaliste de son intrigue qu'en accumulant les démonstrations visuelles à la John Woo ou à la Johnnie To (ce qui aurait été totalement inapproprié en l'espèce). Derrière son apparente sobriété, le résultat n'en témoigne pas moins pour autant de la parfaite maîtrise du sujet par Nicolas Winding Refn. Incroyablement bourré de qualités pour une première réalisation, Pusher a toutefois le défaut d'être aussi terriblement frustrant lorsque le générique de fin apparaît (moins par faiblesse scénaristique que par fort attachement au destin des personnages). Heureusement, ce défaut n'en est pas vraiment un en soi puisque deux autres volets (plus que des suites à proprement parlé) existent (ils auront quand même mis près d'une décennie à se faire) et que le réalisateur a parfaitement su nous donner envie de poursuivre notre découverte de la petite criminalité copenhaguoise, et des gens qu'elle "emploie".
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