Alors que les années 1940 s'achèvent, Roman Polanski a déjà acquis une belle notoriété dans le pays d'origine de ses parents, la Pologne. En effet, dès 1948 (et après avoir enregistré différents spectacles radiophoniques pour enfants avec la troupe de La Joyeuse Bande), il triomphe au théâtre en interprétant le rôle principal de la pièce Le Fils du régiment que met en scène Josef Karbowski (son physique très juvénile lui permet d'ailleurs d'incarner un garçonnet de 7 ans alors qu'il a le double d'âge). Cette expérience lui donne par la suite l'opportunité de faire ses premiers pas au cinéma ; d'abord en tant qu'acteur (tournant notamment pour le compte de son ami Andrzej Wajda en 1955 dans Génération - Pokolenie), puis en tant que réalisateur (peaufinant ainsi son style sur près d'une dizaine de courts-métrages tournés jusqu'au début des années 1960). En 1962, le futur réalisateur de Rosemary's baby, Le Bal des vampires ou encore Chinatown met en scène son premier long-métrage. Intitulé Nóż w wodzie (Le Couteau dans l'eau en France), le film est co-écrit avec son ami Jerry Skolimowski (et avec la collaboration de Jakub Goldberg). En dépit de ses nombreuses qualités artistiques, Le Couteau dans l'eau est très mal accueilli en Pologne, le Groupe Kamera (en charge de la distribution) se contentant même de le sortir en toute confidentialité. Mais si le film est unanimement décrié et incompris dans son pays d'origine (déçu, le cinéaste ne tournera de nouveau en Pologne qu'en 2002, près de quarante plus tard, à l'occasion de son film témoignage Le Pianiste), il rencontre un joli succès à l'international (et ceci en dépit d'une distribution assez discrète également ; je n'ai d'ailleurs pas pu trouver la date de sortie française initiale). Le premier long-métrage de Roman Polanski décroche ainsi le prix de la critique à la Mostra de Venise en 1962, est projeté officiellement au Festival de New- York l'année suivante (faisant également la couverture du fameux Time Magazine) et aura même l'honneur d'être nominé pour l'Oscar du meilleur film étranger en 1963. Le Couteau dans l’eau propose une intrigue resserrée autour de seulement trois personnages qui vont se côtoyer le temps d’un week-end à bord d'un lieu unique matérialisé par un luxueux voilier. De multiples relations complexes vont dès lors pouvoir s'établir entre ces trois individus si différents et si proches à la fois : deux adultes en couple face à un étranger célibataire, deux hommes orgueilleux face à une femme désenchantée, deux "riches" matérialistes face à un "sans-le-sou" idéaliste, deux jeunes porteurs d'un regard nouveau face à un vieux conservateur. Andrzej est journaliste sportif et a l’air d’avoir plutôt bien réussi professionnellement. En revanche, le couple qu’il forme avec la jeune Krystyna semble avoir sombré dans une incommunicabilité routinière, et le week-end romantique qu’ils prévoient de passer ensemble ne donne pas l’impression de les rapprocher davantage (visiblement peu satisfait de la manière dont sa femme conduit, il finit même par prendre le volant de la voiture). Excédé par ce dialogue de sourds perpétuel (ce que Roman Polanski illustre pertinemment par une absence de son durant les premières séquences dialoguées), Andrzej se défoule alors sur son accélérateur (comme un palliatif lui permettant d’affirmer sa virilité) et manque d’écraser un jeune étudiant qui se tenait là, planté au beau milieu de la route, comme bravant la mort (tel un jeu lui permettant également de prouver qu’il en a dans le pantalon). Dès la première rencontre entre les deux hommes, le malaise s'installe et un combat de mâles se met immédiatement en place entre le vaniteux bureaucrate brutal et l’arrogant étudiant fougueux. Au-lieu de s’excuser pour avoir failli le tuer, Andrzej s’agace et commence à enguirlander le jeune homme sous l’œil moqueur de sa femme ; avant de brutalement l’inviter – ou disons plus justement, le forcer – à monter avec eux. À l’évidence, la présence de ce garçon est l’opportunité que celui-ci espérait pour faire mousser son ego et prouver sa supériorité en tant qu’homme à sa femme blasée. Car, bien que ce jeune coq soit particulièrement horripilant, il paraît assez "faible" – de part son âge, sa position sociale et sa condition physique – et représente un faire-valoir idéal – à qui le mari aura tout le loisir d’exhiber sa magnifique épouse, son luxueux voilier et ses gros bras musclés. L’étudiant quant à lui n’ose pas refuser (probablement plus par défi et par attirance pour la jeune femme, que par crainte) et s’embarque alors dans ce concours de "la plus grosse" (désolé, c’est que j’ai trouvé de plus parlant ! ^__^) autour de cet objet du désir que symbolise la belle Krystyna.
Une certaine idée du vague à lame...
On le sait, Roman Polanski a toujours été un amateur de belles jeunes femmes ; une passion qui s’illustrera sur grand écran avec des actrices aussi splendides que Catherine Deneuve (Répulsion), sa sœur Françoise Dorléac (Cul-de-sac), Faye Dunaway (Chinatown), Isabelle Adjani (Le Locataire) ou bien entendu encore la sublimissime Sharon Tate (Le Bal des vampires). Dès son premier film, le cinéaste témoigne ainsi de son attachement au beau sexe en confiant le premier rôle féminin à la voluptueuse Jolanta Umecka ; une non-professionnelle dont il remarque l’avantageux physique dans une piscine municipale de Varsovie. L’affublant d’une improbable paire de lunettes austère, d’une coiffure stricte et de vêtements informes dans la première partie du long-métrage, Roman Polanski parvient malicieusement à la rendre totalement quelconque habillée afin qu’elle apparaisse d’autant plus éblouissante une fois vêtue de son unique et minuscule bikini (un procédé que le réalisateur utilisera également dans Le Locataire en parvenant à rendre Isabelle Adjani disgracieuse avant d’en révéler l’exceptionnelle sensualité). En outre, Roman Polanski va parvenir à changer une faiblesse présumée – l’inexpérience dans la comédie de son interprète – en une force effective – la relative inexpressivité de l'actrice renforçant le caractère énigmatique du personnage. Pour incarner le mari macho, le cinéaste va faire appel au nettement plus expérimenté acteur de théâtre Leon Niemczyk. Là encore, Roman Polanski va tirer le meilleur parti possible des particularités de chacun puisque la solide expérience du comédien lui permet de donner plus d'ampleur à son personnage ; lui conférant une assurance qui tranche judicieusement avec l'interprétation plus spontanée de son adversaire. À l'origine, le cinéaste avait l'intention de tenir le rôle de l'étudiant (ce qui n'aurait pas été très surprenant compte-tenu le tempérament du personnage), mais les responsables de Kamera jugèrent le physique du réalisateur inapproprié. Le fringuant Zygmunt Malanowicz (alors encore étudiant en art dramatique) fut donc préféré. Mettant son corps d'éphèbe et son jeu brut au service du film, le comédien parvint assez subtilement à rendre palpable l'ambiguïté et la complexité de son personnage. Toutefois, et alors que la bande son du long-métrage s'est avéré inutilisable en l'état, Roman Polanski va avoir l'idée de prêter sa voix à Zygmunt Malanowicz afin de mieux en maîtriser l'interprétation ; il fit également appel à une actrice professionnelle pour doubler Jolanta Umecka et ainsi renforcer son personnage.
Dès les premiers instants du film, la tension est palpable entre les différents protagonistes et alors qu'une rupture semble se profiler à l'horizon pour notre couple, l'arrivée d'un jeune étudiant va complètement chambouler la donne et laisser place à un impitoyable duel au soleil, entre opposition et fascination (une tension qui ira crescendo et qui sera illustré à l'image par ce ciel qui ne cesse de s'assombrir ; avec un très beau travail sur la photographie de Jerzy Lipman en prime). Comme souvent chez Polanski, un rapport de force masculin va donc rapidement se mettre en place entre un être a priori dominant et celui qu'il pense dominer. Les deux hommes n'auront alors de cesse de s'affronter pour affirmer leur supériorité l'un sur l'autre et, par la même, leur virilité. Le mari va ainsi fièrement exhiber sa grande dextérité dans la maniement de la barque, railler l'étudiant parce qu'il n'y parvient justement pas (les cordages venant alors fouetter celui-ci comme autant de coups de fouet dominateurs asséné par cet homme d'âge mûr) ou encore parce qu'il ne sait pas nager, prouver qu'il gère mieux sa nervosité (le battant aisément à une partie de Mikado) et démontrer que c'est bien lui le seul maître à bord (lui donnant des ordres de plus en plus humiliants). Mais si ce dernier donne d'abord l'impression de subir sans broncher, il ne restera pas sans répliquer : escaladant le mat du bateau avec une facilité déconcertante, multipliant les sous-entendus subtils (faisant mine de voir un mouton dans le ciel pour dénigrer le style de vie de ce journaliste embourgeoisé par exemple), se saisissant d'une casserole bouillante à pleines mains, devinant l'heure simplement en observant le ciel ou jonglant sans difficulté avec la lame tranchante de son couteau ; symbole phallique menaçant que les deux hommes se disputeront au même titre que la femme. Le mari s'essayera ainsi vainement à jongler avec l'arme avant de parvenir à battre (non sans arrogance) le jeune homme à un exercice de lancé de couteau, et même plus tard refuser de lui rendre (comme s'il cherchait par la même à le castrer d'une part de sa virilité). Cette compétition incessante entre le mari et l'étudiant est donc surtout un moyen pour chacun de s'affirmer en tant qu'homme.
Ces obscurs objets de désir...
À travers la question de savoir qui se sert le mieux du manche ou qui tire le plus fort l'embarcation se pose celle de savoir qui abandonnera le premier et qui prendra le dessus sur l'autre ; ou plus simplement de qui sera le "vrai homme" à bord (ce thème est d'ailleurs souvent abordé dans les discutions les personnages, comme lors du fameux passage de la boussole "trop grosse" pour un auto-stoppeur). Le passage le plus significatif de cette rivalité masculine étant à mon sens celui où les deux hommes gonflent les matelas pneumatiques, chacun scrutant l'avancée de l'autre avec inquiétude et envie (l'orgueil du mari sera de nouveau illustré ironiquement par le réalisateur lorsque celui-ci gonflera un crocodile en plastique judicieusement placé à hauteur de ceinture, comme s'il s'agissait de son propre sexe). Il y a quelque chose de très érotique dans cette lutte de pouvoir entre les deux hommes (le passage où ceux-ci tirent le bateau dans les hautes herbes n'est d'ailleurs pas sans rappeler la lascivité crypto-gay de certains péplums gavés de musculeux corps masculins à moitié dénudés) ; chacun étant à la fois sujet et objet du désir (la musique jazzie de Krzysztof Komeda ne faisant que renforcer cette sensualité lancinante, y ajoutant même une touche de tristesse mélancolique). De toute évidence, Andrzej cherche à en mettre plein la vue à l'étudiant. Pourtant, celui qui possède tous les signes extérieurs de richesse (et par extension, de pouvoir), ne peut s'empêcher d'être fasciné par le jeune homme comme on le verra lors du fameux tour consistant à faire passer le plus rapidement possible le couteau entre les doigts (un petit jeu dangereux que connaissent bien les amateurs d'Aliens grâce au personnage de Bishop). Roman Polanski a ici une façon très particulière de mettre en valeur ces deux corps presque nus, transpirants et collés l'un à l'autre. Entre défi et envie, une certaine ambiguïté semble effectivement grandir entres les deux hommes. Ils ne se jalousent plus seulement l'un l'autre (le confort de vie et la belle épouse du mari, l'indépendance et la liberté de l'auto-stoppeur), ils s'influencent conjointement. Andrzej essaiera ainsi de s'entraîner secrètement au couteau ou sifflotera machinalement le même air que l'étudiant ; auquel Krystyna finira d'ailleurs par dire : « Il était comme toi. Tu rêves d’être lui. ». Derrière cette opposition, se trouvent donc le désir. Et une femme. Bien que celle-ci semble se désinstéresser de cette guerre masculine puérile, elle n'en reste pas moins au cœur même de la bataille que se livre les deux hommes ; son corps étant un irrésistible objet du désir que se disputent les deux hommes (à l'instar de cette petite culotte frou-frou que le réalisateur filme sans relâche). Dans l'intimité de la cabine, lorsque les corps sont au plus près et que la tension érotique est au plus fort (l'étudiant ne parvenant pas à détourner les yeux de la jeune femme qui se dénude, sous le regard à la fois amusé et agacé du mari), les langues vont alors progressivement se délier. Comme elle le confiera à travers un refrain lourd de sens, Krystyna ne se satisfait plus de sa condition actuelle et son bonheur passé est loin (aussi loin que ces paroles dont elle ne se souvient plus). Tandis que son mari semble se désintéresser de cette femme aspirant à une certaine émancipation (préférant écouter une épreuve sportive retransmise à la radio, bien qu'il finisse lui aussi par se lancer dans un petit laïus), l'étudiant restera lui très attentif (serrant amoureusement des objets lui appartenant tout en lui répondant par poème interposé). En quelque sorte, l'arrivée de cet individu presque tombé du ciel va agir comme un véritable révélateur de sentiments et d'aspirations pour chacun. Roman Polanski s'amuse d'ailleurs avec les symboles religieux pour représenter ce diable tentateur. Il est impossible de ne pas songer à la figure christique lorsque l'étudiant est filmé en plongée : allongé les bras en croix, les jambes superposées et la tête légèrement inclinée (avec un assemblage de cordes enroulées en spirale derrière celle-ci comme une sainte auréole). Plus tard, on le verra aussi littéralement courir sur l'eau durant cette superbe scène où il maintient l'équilibre du voilier. Habile dans ses cadrages, Roman Polanski jouera également avec le nom du bateau "Christina" (en hommage à la femme demandera l'étudiant ?) puisque seule la première partie apparaîtra à l'écran : "Christ" (une astuce que le réalisateur reprendra d'ailleurs durant la scène du "déluge"). La suite du film ne viendra que renforcer le statur du martyr de l'étudiant et son aura presque divine : ce dernier semblant alors capable de triompher de la mort (comme une "renaissance" à la fois physique et spirituelle).
La rage du lion, l'œil du tigre...
Grâce à sa réalisation toute en subtilité, le cinéaste parvient à s'aventurer sur différents terrains (entre tragédie et ironie), mais laisse les spectateurs libres de se forger leur propre opinion. Le Couteau dans l'eau ne privilégie véritablement aucun personnage et – même si l'étudiant représente à bien des égards l'archétype de la figure polanskienne dans toute sa splendeur (ce jeune dominé un brin naïf et bien décidé à ne pas se laisser faire) – long-métrage invite surtout à la subjectivité (lorsque l'étudiant tend son doigt en l'air et regarde le ciel, fermant un œil puis l’autre, Roman Polanski joue ainsi avec le montage pour simuler les différents points de vue avec lequel on peut appréhender une chose). À la fin du film, les masques tombent (tout comme la voile du bateau s'abaissant pareille à un rideau qui annonce la fin d'une représentation) et il n'est alors plus si évident de déterminer qui est un "homme, un vrai" et qui ne l'est plus vraiment. À propos de son infortuné ami marin, Andrzej conclura même en disant « qu'il était trop sûr de lui » et « qu'il s'était ramolli » sans s'en rendre compte. Une sentence qui s'applique bien évidemment tout autant à lui, si ce n'est plus. Le machisme, désuet, tombe littéralement à l'eau tandis que se profile le triomphe de la féminité, symbole d'une ère nouvelle. Pourtant, si Andrzej semble faire preuve d'humilité, Krystyna ne profite pas de la situation (la simple "peur" de son mari lui suffit) et le couple reprend finalement sa route (routine ?) habituelle (il reprend le volant et elle remet ses grosses lunettes). Les personnages ont changé, mais demeurent finalement les mêmes. D'ailleurs, le réalisateur ne donne pas de conclusion claire et définitive à son intrigue.
Ont-ils progressé ou sont-ils restés les mêmes, prisonniers de leur existence (tournant en rond, comme un bateau à la direction faussée que le vent charrie) ou de leurs idéaux utopistes (ne parvenant plus à avancer, tel un crachat inerte sur la surface de l'eau que le courant n'emporte plus) ? Roman Polanski laisse aux spectateurs le soin d'imaginer ce que vont à présent devenir les personnages et quel chemin ils vont prendre.
Les plus attentifs n'auront d'ailleurs pas manqué de remarquer la boucle narrative que forme Le Couteau dans l'eau, le film se terminant presque de la même façon qu'il a commencé. Une construction narrative ramenant systématiquement au point de départ et que l'on retrouvera souvent chez le cinéaste par la suite. Qu'il s'agisse du Bal des vampires, Macbeth, Le Locataire, Pirates ou encore Le Pianiste, à chaque fois on retrouve cette idée d'éternel recommencement en forme de points de suspension. De fait, si l'on peut arguer à juste titre que Le Couteau dans l'eau se termine un peu en queue de poisson, l'analyse psychologique faite par Roman Polanski des différents protagonistes n'en demeure pas moins passionnante. Et sa vision du monde de résolument moderne (annonçant malgré lui une rupture familiale, sociale, générationnelle et sexuelle qui ne tardera pas à venir alors que les années 1960 n'en sont qu'à leurs jeunes années). Sa mise en scène est également assez époustouflante s'agissant d'un premier film et ses plans aussi inspirés que signifiants (outre ceux déjà évoqués, j'insisterai seulement sur les profondeurs de champs magistrales qui donnent l'impression que les personnages au premier plan interagissent directement avec ceux au second plan ; comme un trésor que l'on convoite fébrilement ou un secret que l'on essaie ardemment de percer à jour). En outre, sa capacité à jouer avec l'espace est également plutôt sidérante ; parvenant en deux-trois mouvements à mettre en place un huis clos particulièrement étouffant. D'ailleurs, si certains pourront légitimement reprocher au film la relative lenteur de son rythme, j'ai trouvé que ces longueurs contribuaient néanmoins à renforcer d'autant plus la singularité de son atmosphère : oppressante et étirée comme un songe étrange dont on ne se réveille jamais vraiment, et qu'on oublie vraiment jamais. Fort de la réussite de ce film, Roman Polanski avait à l'époque reçu une proposition pour refaire Le Couteau dans l'eau en anglais avec des acteurs connus d'Hollywood. Ne voulant pas se répéter lui-même, celui-ci a définitivement refusé. À raison, certainement.
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raul 02/07/2009 02:33
raul 01/07/2009 20:10
Shin 01/07/2009 20:32
raul-fan-de-cinema 24/04/2009 16:52
Shin 01/07/2009 19:34