18 Janvier 2009
D’aussi loin que je me souvienne, les films de Jean-Paul Belmondo ont toujours fait partie de ma vie. Et pendant que certains se délectaient du beau Delon, moi je n’avais d’yeux que pour l’athlétique Bébel (en tout bien tout bonheur, évidemment). Bien entendu, je ne cherche nullement à affirmer par là que l’un soit meilleur que l’autre (je connais moins bien la filmographie d’Alain Delon pour être tout à fait honnête), mais seulement que ses films m’attiraient davantage (j'étais d'ailleurs abonné plus jeune aux DVD Belmondo Collection du Studio Canal). À mes yeux, il était l’incarnation rêvée du héros plein de classe, charmeur, bagarreur et quasi invulnérable. Une image qui marquera d'ailleurs durablement l'acteur au point de le cataloguer pendant longtemps dans ce registre réducteur de spécialiste de la castagne et de la cabriole. Ayant pourtant remarquablement débuté sa carrière cinématographique chez Jean-Luc Godard, dans un registre nettement plus dramatique avec des films comme À bout de souffle ou Pierrot le fou, il lui faudra ainsi attendre bien des années avant de (re)trouver enfin une légitime reconnaissance de la profession grâce à son rôle flamboyant dans Itinéraire d’un enfant gâté de Claude Lelouch (qui lui vaudra le César du meilleur acteur). Des honneurs tardifs que ne changeront de toute façon rien à l'amour que le public lui porte, et qui lui aura toujours été fidèle.
Réunissant de nouveau à l’écran le trio magique qui a fait le succès du précédent Le Casse quatre ans auparavant, Peur sur la ville permet donc à Jean-Paul Belmondo de retrouver le compositeur Ennio Morricone, ainsi que le cinéaste Henri Verneuil ; poursuivant ainsi une collaboration de longue date puisque les deux hommes avaient déjà eu l’occasion de travailler ensemble à plusieurs reprises avant cela (Un singe en hiver, Cent mille dollars au soleil, Week-end à Zuydcoote), et qu’ils continueront d’ailleurs à le faire par la suite (avec Le Corps de mon ennemi et Les Morfalous). Et si le public a généralement accueilli les films de Henri Verneuil avec entrain, la critique n'aura pas épargné non plus celui que l'on surnommait parfois "le plus américain des cinéastes français". De fait, s'il semble plus qu'évident que Peur sur la ville emprunte beaucoup à ses modèles américains, assimiler Henri Verneuil à un simple faiseur de films musclés "à l’américaine" me semble extrêmement réducteur. Ce long-métrage en est d'ailleurs une brillante illustration. Associant séquences spectaculaires dignes des meilleurs films d'action à gros budget (pas loin de 15 millions de francs en comptant la campagne promotionnelle) et suspense haletant de tout bon polar qui se respecte, Peur sur la ville poursuit avec brio la redéfinition du nouveau flic moderne amorcée outre-Atlantique.
L'image du gentil flic intègre est désormais bien loin, et la notion de mal est ici plus que jamais ambivalente. Le personnage de l’irascible et insubordonné commissaire Letellier évoque ainsi par moment celui campé par Clint Eastwood dans L’Inspecteur Harry de Don Siegel (qui poursuivait déjà à l'époque un tueur en série). Tous deux possèdent ce même fichu caractère imprévisible (étant ainsi autant craint que respecté par leurs pairs), la même obstination (Letellier aura d'ailleurs bien du mal à se passionner pour Minos tant l'affaire Marcucci le hante) et le même sens de l'humour noir (ainsi s'exclamera-t-il : « C'est vrai qu'il a le cœur qui saigne ! » après avoir troué un suspect à la prose romantique). Le personnage incarné par Jean-Pierre Belmondo n'apparaît donc pas comme le héros sympathique typique auquel l'acteur nous a souvent habitué. De fait, Letellier se révèle être un flic taciturne qui n'hésite pas à employer la manière forte (quitte à dégainer au sein d'une foule d'un grand centre commercial) et semble s'être désintéressé (blasé ?) du sort de ses semblables (qu'il s'agisse de l'affaire Minos qu'il commence par ignorer malgré un nombre grandissant de victimes ou de ce groupe de clandestins honteusement exploité par un commerçant malhonnête).
Face à l'élégant et cultivé criminel Minos (incarné par un Adalberto Maria Merli absolument magistral), Letellier passerait presque pour sombre rustre casse-cou et sans cervelle. Ce que ne manquera d'ailleurs pas de lui faire remarquer son supérieur (interprété par l'impeccable Jean Martin) : « Letellier ! Vous ne trouvez pas que vous en faites un peu trop ? Dans le type petit flic rien dans la tête tout dans les muscles ? » ; sans de démonter, il lui répliquera ironiquement : « Dans le fond, qu'est-ce que c'est que les muscles ? Quelques grammes de gélatine durcie placés où il faut ! Ça sert aussi quelques fois à faire des flics vivants... ». Totalement incontrôlable et privilégiant nettement à l'action à la réflexion (à propos de La Divine Comédie dont le tueur Minos s'inspire « Dis donc, si le type a lu ce bouquin jusqu'à la fin, ça mérite une remise de peine ! »), le personnage de Jean-Paul Belmondo se revèle donc presque aussi dangereux que les criminels qu'ils pourchassent. À ces côtés, le discret, mais néanmoins remarquable Charles Denner apparaît comme le complément idéal dans ce rôle de coéquipier désabusé (« Je l'aimais bien cette voiture, je m'étais habitué. » à propos d'un colis qu'ils viennent de recevoir : « C'est peut-être une bombe... ») ; renforçant davantage encore la paternité du French Connection de William Friedkin (où il était également question de deux flics entraînés dans de folles poursuites, en voiture ou à métro, au cœur d'une grande métropole).
Pour cette coproduction franco-italienne à la distribution logiquement métissée (les français Charles Denner, Jean Martin, Rosy Varte et les italiens Adalberto Maria Merli, Lea Massari, Giovanni Cianfriglia se côtoient donc auprès de la star Jean-Paul Belmondo), Henri Verneuil ne s'est évidemment pas contenté d'inspirations américaines. En associant la structure polar urbain à une terreur quasi fantastique (à travers Minos, son effroyable œil de verre et son rictus cruel) et à un soupçon d'érotisme (ancré dans son époque, la libération sexuelle de la femme se trouvant au cœur du film), l'atmosphère très particulière de Peur sur la ville se rapproche manifestement aussi des giallo ; ces fameux polars d'angoisse nés en Italie (avec des cinéastes comme Mario Bava ou Dario Argento). La mise en scène sauvage des meurtres (qui n'est pas sans évoquer la pure tradition du Grand-Guignol), le travail sur l'image très stylisée (qui multiplie les plans inhabituels et ambitieux) et, plus encore, la musique singulièrement énigmatique d'Ennio Morricone (qui a d'ailleurs souvent travaillé avec le grand spécialiste du genre, Dario Argento) contribuent de renforcer cette impression. En effet, savamment utilisée par Henri Verneuil, la partition du prodige italien parvient à instaurer un climat d'étrangeté dès les premières images où se dévoile un Paris nocturne et oppressant ; ou même à se faire oublier lorsque l'action le justifie (la monumentale séquence du métro est ainsi dépourvue de tout accompagnement musical).
Peur sur la ville, le titre en dit long. Car c'est bien de ça qu'il s'agit. Minos, ce "cyclope" psychopathe qui ne trouve de jouissance qu'à travers les meurtres qu'il commet, préfigure déjà les croquemitaines des slashers à venir ; le caractère sociopathe en moins, car il prétend agir au nom d'une certaine justice. Dans une société en pleine mutation économique et sociale, cet être à la sexualité refoulée semble effectivement justifier ses crimes en agissant au nom de la morale (il ne s'en prend qu'à des jeunes filles aux mœurs légères). Souffrant visiblement de troubles importants de la personnalité, la schizophrénie de Minos (en même temps que l'hypocrisie de son attitude) est judicieusement soulignée par le jeu sur les miroirs auquel le réalisateur se livre. Éminemment symbolique, l'utilisation de ces surfaces réfléchissantes n'est certainement pas anodine puisque, si l'image qu'elle renvoie est inversée, elle n'en reste pas moins fidèle (impitoyable reflet de l'âme et de ses travers). Cette dualité du personnage est particulièrement bien retranscrite aussi par le jeu saisissant et plein de sadisme du comédien Adalberto Maria Merli (dont le faciès inquiétant hanta bon nombre de mes nuits d'enfant).
Toutefois, il ne faut pas se leurrer, comme l'indique l'affiche où l'acteur arbore un look qui n'est pas sans rappeler celui de Steve McQueen dans Bullit (alors même qu'il n'apparaîtra jamais vêtu de la sorte dans le film), Peur sur la ville est un long-métrage qui a d'abord été conçu à la mesure du talent (ou plutot des talents) de Jean-Paul Belmondo. Et malgré l'antipathie que devrait logiquement engendrer le cynisme du personnage, la classe naturelle de Bébel nous le rend immédiatement sympathique. Les dialogues percutants de Francis Veber (le réalisateur et scénariste des inénarrables La Chèvre, Le Dîner de cons ou encore Le Placard), feront le reste (« Vous me relâchez, pourquoi ? » « Parce que t'as de beaux yeux ! »). Bien sûr, il me semble inévitable d'évoquer les cascades insensées qui parcourent le film. Alors que les avancées technologiques permettent aujourd'hui de rendre possible toutes les folies imaginables, ce que Jean-Paul Belmondo a réalisé pour le film est absolument incroyable. Littéralement touché par la grâce, Jean-Paul Belmondo frise ici l'excellence et nous offre les plus beaux morceaux de bravoure de sa – pourtant si riche dans ce domaine – carrière.
À ce titre, l'apothéose de ce déchaînement d'adrénaline me semble incontestablement être cette impressionnante course-poursuite où le commissaire Letellier prend en chasse le meurtrier Minos sur les toits parisiens, le talonne au milieu des clients d'un grand centre commercial, puis à bord de sa bagnole dans les rues de la capitale, avant d'enchaîner avec la traque du criminel Marcucci à travers (et même sur !) le métro de la grande ville. Soit près d'une demi-heure durant laquelle l'action ne faiblit jamais. Du jamais vu tout simplement ! Pour ces cascades impressionnantes, pour la réalisation efficace de Verneuil, pour la bande originale inspirée de Morricone, pour les dialogues incisifs de Veber, pour la performance impeccable des comédiens et surtout pour la magnifique Belmondo, ce long-métrage est à voir. Et si on pourrait éventuellement titiller sur son final un brin expédif (quoique rudement bien troussé) et son aspect légèrement daté (ce qui fait son charme aussi), cela n'empêche nullement pas Peur sur la ville de demeurer encore aujourd'hui l'une des références incontournables du polar français d'action. Une réussite parfaitement maîtrisée, qui fascine et ne s'oublie jamais. Une réussite forcément intemporelle.
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