« La connaissance s'accroît en la partageant. »
19 Juillet 2013
Réalisé par Guillermo Del Toro, sorti le 17 juillet 2013
Même si Guillermo Del Toro a dû, à l'instar de son héros, attendre cinq longues années avant de pouvoir exercer son art à nouveau (son précédent long-métrage, le flamboyant Hellboy 2, remonte déjà à 2008), le prodige mexicain n'a pourtant pas chômé pour autant. Pendant plusieurs années, il a ainsi essayé de mettre sur pied une adaptation cinématographique digne de ce nom à la nouvelle de H.P. Lovecraft, Les Montagnes Hallucinées, que devait produire James Cameron et dont Tom Cruise aurait été la vedette. Ce projet ne parvenant pas à se faire (Universal aurait refusé d'investir 150 millions de dollars dans un projet vraisemblablement classé R - Restricted), il est allé ensuite s'égarer pendant plus d'un an en Terre du Milieu pour préparer la sortie de Bilbo le Hobbit. L'entreprise connaissant elle aussi de sérieux problèmes de production (grève des scénaristes en 2008, difficultés financières de la MGM), et le réalisateur du merveilleux Labyrinthe de Pan ne souhaitant pas rester éloigné de ses proches plus longtemps encore (le tournage devait se dérouler en Nouvelle-Zélande), il a une nouvelle fois dû renoncer au projet (ce prolongement en forme de préquelle au Seigneur des Anneaux sera finalement repris par celui qui ne devait que le produire, un certain Peter Jackson). Malgré ces déconvenues, le cinéaste restera particulièrement actif dans le domaine du fantastique en produisant plusieurs films notables du genre durant cette période (de Splice de Vincenzo Natali à Mama de Andres Muschietti, en passant par Les Cinq Légendes de Peter Ramsey ou encore Les Yeux de Julia de Guillem Morales). Pour son grand retour sur grand écran, Del Toro aura toutefois su tirer partie de toutes ces expériences pour livrer aux spectateurs le plus ambitieux long-métrage sur lequel il n'ait jamais travaillé. Ni remake, ni suite, ni préquelle, ni même adaptation d'une bande-dessinée, d'un roman, d'une série, ou d'un jeu-vidéo à succès, mais pourtant doté d'un budget conséquent de 190 millions de dollars, Pacific Rim témoigne ainsi – après des œuvres aussi singulières que Sucker Punch ou Cloud Atlas – de l'audace dont est encore capable de faire preuve un studio d'importance telle que la Warner.
Car audacieux, Pacific Rim l'est à plus d'un titre. Le projet n'est pas seulement original quant à son histoire (intégralement sortie de l'imagination de Del Toro et de son scénariste Travis Beacham), mais aussi de par la nature même de son concept. Avec ce film, le cinéaste mexicain réalise en effet un véritable rêve de gosse en parvenant, pour la première fois dans une production américaine d'envergure, à réunir les deux sous-genres les plus emblématiques de la science-fiction japonaise : le kaiju eiga ("cinéma des monstres") et le film de mecha (mettant en scène des armures robotisées). Bien que le pays du soleil levant compte logiquement un grand nombre de productions de ce genre, elles n'ont jamais eu les moyens techniques et financiers alloués ici à Del Toro, et se contentaient même bien souvent d'être déclinées sous forme de longs-métrages (ou séries) d'animation. Certes, il est légitime aussi de songer au Godzilla de 1998 que réalisa Roland Emmerich et à son confortable budget de 130 millions de dollars. Mais, il était tellement américano-américain dans son approche – la créature ressemble d'ailleurs plus à un gros dinosaure qu'au monstre original, et le projet tient d'ailleurs plus du film catastrophe (à plus d'un titre) que de l'hommage respectueux au kaiju eiga qu'il aurait dû être – qu'il parait impossible d'en faire un digne représentant du genre. Du côté mecha, ne nous appesantissons pas davantage sur la peu glorieuse franchise Transformers de Michael Bay – qui n'est d'ailleurs même pas de l'ordre du mecha à proprement parlé (puisqu'il s'agissait alors d'extra-terrestres ayant l'apparence de robots) – dont le cynisme absolu, le patriotisme décérébré et la course à la surenchère constante en terme de destruction massive semblaient être les seules ambitions du cinéaste. Tout ce que n'est heureusement pas le bébé de Del Toro. Son introduction (qui semble inspirée de Cloverfield) reprend certes quelques uns des motifs propres au film catastrophe hollywoodien traditionnel (images d'archives, extraits de journaux télévisés, déclarations de responsables politiques) mais, passé l'annonce de son titre, Pacific Rim s'en détache rapidement pour s'engager dans un schéma totalement différent, et qui n'a alors plus grand chose à voir avec le pseudo Godzilla vs. Transformers auquel il aura pourtant été si rapidement réduit par une grosse partie de la presse dite "spécialisée".
Pacific Rim évoque également le long-métrage de Paul Verhoeven dans la façon dont la guerre meurtrit les corps (qu'il s'agisse des cicatrices sur le flanc gauche du jeune Raleigh Beckett ou des saignements de nez intempestifs du vétéran Stacker Pentecost), mais aussi dans le traitement archétypal de ses personnages. Le modèle primitif dans lequel semble enfermé les protagonistes du film se trouve là aussi justifié par l'environnement militaire dans lequel ils évoluent et qui ne laisse, par nature, que peu de place à l'extravagance. Del Toro parvient tout de même à conserver une part de cette fantaisie qui lui est propre via ces deux scientifiques excentriques, Hermann Gottlieb (campé par un Burn Gorman évoquant à la fois le Colin Clive de Frankenstein, le Dwight Frye de Dracula ou encore le Crispin Clover de Willard) et Newton Geizler (incarné par un Charlie Day en grande forme et dont le surnom "Newt" n'est pas sans évoquer un personnage-clé du Aliens de Cameron), mais aussi par l'intermédiaire du déjà mythique Hannibal Chau (interprété par un acteur monumental que les amateurs du cinéaste connaissent bien). Bien sûr, certains personnages pourront paraître trop survolés, à l'instar de Hercules – encore une référence antique fameuse – Hansen (malgré la prestance indéniable de Max Martini) ; caricaturaux, comme son binaire fils Chuck (qui encaisse assez mal la mise au rebut des Jaegers) ; ou même totalement absents, les équipes russes et chinoises auraient pu être davantage exploitées (surtout que le design rétro du Cherno Alpha ou l'idée du triple-bras du Crimson Typhoon sont assez mortels). Toutefois, s'il reste simple dans sa forme, le scénario de Pacific Rim n'en est pas pour autant simpliste. Sa portée universelle et ses personnages familiers s'avèrent tout aussi marquants que ceux d'un Avatar (de Cameron justement) ; blockbuster totalement original aussi s'il en est. Dans les deux cas, le personnage principal doit faire face à la mort brutale d'un frère modèle, avant de parvenir à ne plus rester figer dans le passer, envisager l'avenir, et – comme souvent chez le cinéaste – essayer de reconstruire une cellule familiale meurtrie. Le flashback sur l'enfance de Mako – littéralement placé au cœur de l'histoire (le personnage interprété par la jolie Rinko Kikuchi semble d'ailleurs être le véritable centre névralgique du film) – témoigne d'ailleurs de l'importance essentielle de la valeur familiale dans le long-métrage de Del Toro.
En plus d'être l'une des scènes les plus émotionnellement déchirantes que j'ai pu vu voir dans le genre (la petite Mana Ashida est formidable ; on croirait presque que Del Toro lui a filé deux baignes avant le tournage pour qu'elle soit aussi crédible !), elle permet surtout à Raleigh (incarné par Charlie Hunnam, héros de la série Sons of Anarchy) – et donc au public – de comprendre le traumatisme vécu par la japonaise mais aussi, par extension, par son pays tout entier (quant on sait que Godzilla et Gamera ont été créés sur les cendres de Hiroshima et Nagasaki, le parallèle ne manque pas de pertinence). Ce passage apporte également un éclairage intéressant sur Stacker Pentecost (incarné par un Idris Elba débordant de charisme, et capable de faire naître le silence d'un simple regard ou de galvaniser toute une foule lorsqu'il s'agit d'aller « annuler l'apocalypse ! »). On comprend alors mieux son attitude paternel surprotectrice, mais on devine aussi, en filigrane (et ce que confirme le comic), qu'il a dû perdre un être cher (les pilotes étant le plus souvent parents ou conjoints en raison de l'osmose mentale requise). Et si certains ont pu pointer du doigt (à tort ou à raison) le manque de développement psychologique des personnages, c'est finalement davantage dans le traitement original de leurs conflits personnels (rendu palpable par le phénomène de la "dérive") que ceux-ci vont gagner en épaisseur ; le cinéaste ayant tout de même bien pris soin de nous épargner les passages les plus épuisants à la Evangelion – autre source évidente d'inspiration – avec ces ados qui se morfondent dans une pièce isolée en se posant un milliard de questions existentielles avant chaque combat. Car si la dimension émotionnelle reste indéniablement présente, Pacific Rim reste avant tout autre chose un pur produit de divertissement et d'émerveillement. C'est d'ailleurs peu dire que les quelques 500 techniciens de ILM (sans parler des dizaines d'autres artistes ayant participé à l'entreprise) se sont surpassés. On n'a clairement jamais rien vu tel sur grand écran. Bien loin des "hommes en costumes" des kaiju-eiga d'antan et autres mecha traditionnels japonais, les Kaijus et Jaegers du film s'avèrent incroyablement réalistes. Pour ainsi dire, on a presque l'impression qu'ils existent vraiment.
Pour parvenir à un tel résultat, l'équipe technique du film s'est largement inspirée des technologies existantes. L'agence pour les projets de recherche avancée de défense citée dans le film – DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) – existe vraiment. On lui doit d'ailleurs rien de moins que la création d'Internet, via le projet ARPAnet. Et l'actuel projet RE-NET (Reliable Neural-Interface Technology) – qui consiste à utiliser les connexions neurales de personnes amputées pour faire bouger des prothèses robotiques – fait évidemment écho à l'interface cerveau/machine que l'on retrouve dans le long-métrage de Del Toro. Les Jaegers (de l'allemand "chasseur", évoquant la figure mythique du chevalier en armure pourfendeur de dragons tel que Siegfried) ont d'ailleurs été globalement conçus à partir de pièces existantes de bateaux, d'avions ou d'autres engins diverses (tel le moteur Gipsy de la société de Havilland qui donne ici son nom au principal Jaeger du film : Gipsy Danger). Du pionnier Robot Jox de Stuart Gordon en 1990 – produit pour moins de 10 millions de dollars par l'inénarrable Charles Band (Ghoulies, Re-Animator, Puppet Master, encore Prison de Renny Harlin) – à la récente trilogie Transformers de Michael Bay – chaque opus ayant quant à lui coûté de 150 à 200 millions de billets verts –, rien de comparable et d'aussi tangible n'aura jusqu'à présent été présenté en salles. Trouvant son inspiration dans le meilleur de l'animation japonaise (Gundam, Gunbuster, Patlabor, ou encore Robotech ; auxquels les Jaegers empruntent d'ailleurs certains traits) et du cinéma de James Cameron (impossible de ne pas songer aux visions d'apocalypse de Terminator 2, ou bien au combat final de Ripley en armure robotique contre la Reine Xénomorphe dans Aliens), Del Toro est donc parvenu à une osmose parfaite des genres et des influences, tout en livrant une œuvre qui soit à la fois respectueuse, originale et personnelle. Le réalisme des Jaegers est également accentué par le soin apporté aux environnements qui les entourent (les textures de l'eau sont sublimes, tout comme les décors de la ville de Hong-Kong composés essentiellement de néons, de surfaces réfléchissantes et qui ne sont pas sans rappeler le Los Angeles pluvieux de Blade Runner), ainsi que dans leurs interactions (à l'instar de ces plans iconiques où une borne d'amarrage est renversée ou un boulier à peine effleuré), mais également dans l'histoire que ces armures portent en elles (de l'ancêtre Cherno Alpha à l'ultra moderne Striker Eureka ; dont le nom fait référence au fameux drapeau de combat utilisé à la palissade Eureka lors d'une révolte de mineurs australiens au XIXe siècle et qui devenu depuis un symbole de protestation).
Le même soin a évidemment été apporté à la conception des Kaijus dont le design évoque logiquement les grandes figures du genre, du dragonesque Gyaos au crustacé Ebirah, en passant par Zigra et son look de requin-espadon (voire même aux plus occidentaux gorille King-Kong ou démoniaque Balrog tels que les a représentés Peter Jackson) ; chaque monstres ayant ici des spécificités qui lui sont propres. Le sang acide des Kaijus m'a également fait penser au Monstre des temps perdus de Eugène Lourié (dont les effets-visuels furent également supervisé par Harryhausen) avec cette créature préhistorique gigantesque dont le germe contamine tout ceux qui y sont exposés. De façon plus générale, si les Jaegers mettaient l'accent sur l'obsession de Del Toro pour les mécanismes (de Chronos à Hellboy, en passant par Blade 2), les Kaijus évoquent davantage sa passion pour les grands monstres (lui-même étant un véritable "Kaiju groupie" pour reprendre une réplique mémorable du film), les créatures surnaturelles et autres esprits de la nature (on pense notamment au titanesque Dieu de la Forêt de Hellboy 2). On peut d'ailleurs noter que les Kaijus sont ici comparés à des véritables fléaux envoyés par la nature ; les superviseurs (dont le responsable est joué par le trop rare Clifton Collins Jr.) les catégorisent ainsi comme s'il s'agissait d'ouragans (de 1 à 5), et les Jaegers sont aussi présentés comme pouvant littéralement affronter des tornades. L'expérience de Del Toro sur l'adaptation cinématographique avortée des Montagnes Hallucinées de H. P. Lovecraft a également eu rôle indéniable dans la conception de cet univers. Car s'il est à nouveau permis d'évoquer Cameron avec Abyss, ces créatures sous-marines d'outre-space, vestiges d'anciennes civilisations extraterrestres venues sur Terre des millions d'années avant l'homme – le film fait d'ailleurs un lien intéressant avec la propre histoire de notre planète – et qui vivent à présent cachées dans les profondeurs du Pacifique, ne sont pas sans évoquer le fameux mythe de Cthulhu et la cité de R'lyeh. Les séquences de "dérive" avec les Kaijus (qui se finissent toujours par un œil évoquant le Sauron du Seigneur des Anneaux) permettent d'ailleurs d'entrevoir les bribes d'une cité cyclopéenne faites de monolithes titanesques aux teintes bleu-vert s'élançant vers le ciel rappelant fortement les descriptions de Lovecraft. En ce qui me concerne, la vision de ces Kaijus titanesques revenus exterminer les hommes apparaît clairement comme la représentation la plus convaincante que j'ai pu voir en salles des écrits du célèbre romancier américain .
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